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PIERRE SOUVESTRE

ET MARCEL ALLAIN

L’ARRESTATION

DE FANTÔMAS

11

Arthème Fayard

1911

Cercle du Bibliophile

1970-1972

1 – LE PORTEFEUILLE ROUGE

Ce soir-là, le comte Vladimir Saratov donnait un petit dîner de dix-huit personnes.

— Une jolie petite station en Suisse, élégante et tranquille, voilà ce que j’aime, disait la vieille marquise de Cerboy au comte Saratov.

Mais son hôte ne lui prêtait qu’une oreille distraite. L’ambassadeur extraordinaire venait de remarquer une chose insolite, contraire à toutes les règles de la correction. Son secrétaire particulier, le jeune Serge, qui occupait le bout de la table, après avoir échangé quelques mots à voix basse avec le maître d’hôtel, s’était levé, avait quitté la salle à manger.

Il revint aussitôt, et au lieu de retourner simplement s’asseoir en s’efforçant de passer inaperçu, s’arrêta derrière la chaise de l’ambassadeur et lui murmura dans le creux de l’oreille :

— Excellence, M. Annion, directeur de la Sûreté Générale de Paris, est dans votre cabinet, il a des choses très importantes à vous dire, pouvez-vous le recevoir ?…

— Est-ce très urgent ?

— Oui, Excellence, très urgent.

Avec une parfaite urbanité, le comte Vladimir Saratov pria ses invités de bien vouloir l’excuser.

— Je vous demande bien pardon, mesdames, d’être obligé de vous quitter pendant quelques instants, mais on m’annonce une visite à laquelle je ne puis me soustraire. Je vous prie de continuer sans moi. Ma chère voisine, la marquise de Cerboy, voudra bien, en mon absence, vous faire les honneurs de ma table.

***

… Cependant, le comte Vladimir Saratov avait traversé la grande galerie qui, dans son hôtel du parc Monceau, unissait la salle à manger à son cabinet. M. Annion l’y attendait.

Le directeur de la Sûreté Générale se tenait debout Il avait un air préoccupé, qui contrastait avec sa physionomie habituelle, toute souriante de gaieté.

Vladimir Saratov s’en aperçut aussitôt et, instinctivement, sa pensée se porta vers l’Empereur. Lui était-il arrivé malheur ?

— Qu’y a-t-il donc, mon cher Annion, et quel est le motif qui me vaut l’avantage de votre visite ?

— Des événements graves se produisent. Je vais vous mettre au courant. Vous n’ignorez pas, monsieur l’Ambassadeur, que, depuis un mois environ, un cuirassé de votre marine de guerre, le Skobeleff, est stationné en rade de Monaco ?

— Je le sais.

— Le Skobeleff, poursuivit M. Annion, a quitté hier la rade de Monaco.

— Je le sais, les ordres ont été transmis par les soins de l’ambassade, non pas la mienne, qui est une ambassade extraordinaire, mais l’ambassade de Russie à Paris, au commandant Ivan Ivanovitch, chef de bord.

— Sans doute, mais vous savez ce qu’il est arrivé au commandant Ivan Ivanovitch ?

— Non.

— Il est mort.

— Pas possible.

— Hélas, si, monsieur l’Ambassadeur, il est mort assassiné.

L’ambassadeur extraordinaire bondit vers le directeur de la Sûreté Générale :

— C’est épouvantable. Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites, monsieur ? Mais alors, le Skobeleffn’est pas parti ?

— Le Skobeleffest parti avant même la mort de son commandant.

— C’est à n’y rien comprendre, s’écria le comte Vladimir Saratov, sous la conduite de qui est-il parti ?

— Sous la conduite d’un nouveau commandant.

— Son nom ?

— Je l’ignore, ou plutôt… Tenez, monsieur l’Ambassadeur, c’est une affaire grave, très grave, et qui, de plus, est mystérieuse, presque incompréhensible. J’ai la conviction, nous avons la conviction du moins, pour ne pas dire la certitude, que l’officier qui a pris le commandement du Skobeleff, au moment précis où le commandant Ivan Ivanovitch était tué à la suite d’incidents dont je vous donnerai les détails, n’est pas un véritable officier, mais un imposteur. Je sais bien que si tel est le cas, son arrestation ne peut-être qu’une question d’heures, et que peut-être déjà les officiers du Skobeleffont découvert son imposture. Mais enfin…

— Monsieur Annion vous m’effrayez de plus en plus. Que signifie cette histoire extraordinaire ? Êtes-vous sûr de ce que vous dites ? D’où tenez-vous les détails de ce que vous me rapportez ?

— Je les tiens de Juve, monsieur l’Ambassadeur…

— De Juve !

Le comte Vladimir Saratov demeura interdit…

Certes, il n’était en France, installé que depuis trois mois, mais depuis longtemps déjà il n’était pas sans connaître le nom du célèbre inspecteur de la Sûreté.

— Juve, répéta l’ambassadeur, c’est un homme que j’estime et en qui j’ai la plus haute confiance, comme vous, d’ailleurs, mon cher ami, n’est-il pas vrai ? Ne pourrais-je pas le voir ?

— J’ai pensé, fit M. Annion, que tel serait votre désir, Juve est dans ma voiture en bas, à votre disposition si vous le désirez.

— Qu’il monte, s’écria l’ambassadeur…

Quelques instants après, M. Annion ayant présenté Juve à l’ambassadeur, se retirait. Il avait encore de nombreuses affaires à régler. Juve, du reste, le remplacerait avantageusement. Juve, d’ailleurs, avec la netteté qui lui était particulière, était déjà en train d’exposer les faits à l’ambassadeur.

Le Skobeleff, quarante-huit heures auparavant, prenait la haute mer. On avait vu de la terrasse de Monaco le commandant, en grand uniforme, rejoindre son bord, regagner son poste.

Juve, d’ailleurs, comme M. Annion, allait conclure par une note optimiste, mais le comte Saratov l’en prévint :

— Monsieur, fit-il, puis-je avoir confiance en vous ?

— Toute confiance, monsieur, répondit Juve.

— Monsieur, poursuivit l’ambassadeur, prenez bien garde à votre réponse, ce n’est plus le comte Vladimir Saratov qui vous parle, c’est le représentant du gouvernement russe qui s’adresse à vous, qui va vous confier un secret d’État que vous serez seul à connaître, seul avec moi. Puis-je compter sur votre dévouement ? Puis-je vous demander votre concours ?

— Mes chefs m’ont introduit auprès de vous, monsieur l’Ambassadeur, avec l’idée que vous auriez peut-être besoin de mes services. J’ai qualité pour me mettre à votre disposition pleine et entière. J’ai carte blanche pour m’entendre avec vous. Parlez, je vous écoute, je suis à vos ordres. Mon dévouement vous est acquis.

Le diplomate se leva, alla s’assurer que nul n’était à proximité de son cabinet, dans les couloirs ou galeries voisines. Il abaissa, par surcroît de précautions, d’épaisses tentures sur les portes, puis, approchant un fauteuil du sien, il y fit asseoir Juve :

— Considérez-vous, interrogea-t-il, cette affaire du Skobeleffcomme étant grave ?

— Oui, monsieur l’Ambassadeur, très grave.

— Monsieur Juve, poursuivit le diplomate, c’est encore plus grave que vous ne le supposez. Je vais tout vous dire, il le faut. Vous revenez de Monaco, n’est-ce pas ? vous savez donc que le grand-duc Alexandre se trouvait à Monte-Carlo depuis une quinzaine de jours.

— Je le sais, monsieur.

— Le grand-duc Alexandre était là-bas en mission secrète. Il rédigeait, d’accord avec un représentant du gouvernement britannique, une entente officieuse et formelle qui a été signée voici quatre jours exactement. Cette entente lie deux puissances, l’Angleterre et la Russie, pour une éventualité dont je n’ai pas pour le moment à vous préciser le détail. Sachez simplement que ce document a été remis par le grand-duc au commandant du Skobeleff, ce document est contenu dans un portefeuille rouge scellé et cadenassé. Le portefeuille – j’en ai la certitude – a été placé à bord du navire dans le coffre réservé du commandant. Le Skobeleffa reçu aussitôt l’ordre de quitter Monaco, de gagner les eaux finlandaises, et de croiser jusqu’au moment où il rencontrera le yacht impérial : le commandant doit remettre, en mains propres, à Sa Majesté l’Empereur, le portefeuille rouge contenant ce document. Or, vous prétendez que…

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