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«Qu’y a-t-il?

– Rien…»

Bark, trop au large dans ses vacances soudaines, ne sentait pas encore sa résurrection. Il éprouvait bien un bonheur sourd, mais il n’y avait guère de différence, hormis ce bonheur, entre le Bark d’hier et le Bark d’aujourd’hui. Il partageait pourtant désormais, à égalité, ce soleil avec les autres hommes, et le droit de s'asseoir ici, sous cette tonnelle de café arabe. Il s’y assit. Il commanda du thé pour Abdallah et lui. C’était son premier geste de seigneur; son pouvoir eût dû le transfigurer. Mais le serveur lui versa le thé sans surprise, comme si le geste était ordinaire. Il ne sentait pas, en versant ce thé, qu’il glorifiait un homme libre.

«Allons ailleurs», dit Bark.

Ils montèrent vers la Kasbah, qui domine Agadir.

Les petites danseuses berbères vinrent à eux. Elles montraient tant de douceur apprivoisée que Bark crut qu’il allait revivre: c’étaient elles qui, sans le savoir, l’accueilleraient dans la vie. L’ayant pris par la main, elles lui offrirent donc le thé, gentiment, mais comme elles l’eussent offert à tout autre. Bark voulut raconter sa résurrection. Elles rirent doucement. Elles étaient contentes pour lui, puisqu’il était content. Il ajouta pour les émerveiller: «Je suis Mohammed ben Lhaoussin.» Mais cela ne les surprit guère. Tous les hommes ont un nom, et beaucoup reviennent de tellement loin…

Il entraîna encore Abdallah vers la ville. Il erra devant les échoppes juives, regarda la mer, songea qu’il pouvait marcher à son gré dans n'importe quelle direction, qu’il était libre… Mais cette liberté lui parut amère: elle lui découvrait surtout à quel point il manquait de liens avec le monde.

Alors, comme un enfant passait, Bark lui caressa doucement la joue. L’enfant sourit. Ce n était pas un fils de maître que l’on flatte. C’était un enfant faible à qui Bark accordait une caresse. Et qui souriait. Et cet enfant réveilla Bark, et Bark se devina un peu plus important sur terre, à cause d’un enfant faible qui lui avait dû de sourire. Il commençait d’entrevoir quelque chose et marchait maintenant à grands pas.

«Que cherches-tu? demandait Abdallah.

– Rien», répondait Bark.

Mais quand il buta, au détour d’une rue, sur un groupe d’enfants qui jouaient, il s’arrêta. C’était ici. Il les regarda en silence. Puis, s’étant écarté vers les échoppes juives, il revint les bras chargés de présents. Abdallah s’irritait:

«Imbécile, garde ton argent!

Mais Bark n’écoutait plus. Gravement, il fit signe à chacun. Et les petites mains se tendirent vers les jouets et les bracelets et les babouches cousues d’or. Et chaque enfant, quand il tenait bien son trésor, fuyait, sauvage.

Les autres enfants d’Agadir, apprenant la nouvelle, accoururent vers lui: Bark les chaussa de babouches d’or. Et dans les environs d’Agadir, d’autres enfants, touchés à leur tour par cette rumeur, se levèrent et montèrent avec des cris vers le dieu noir et, cramponnés à ses vieux vêtements d’esclave, réclamèrent leur dû. Bark se ruinait.

Abdallah le crut «fou de joie». Mais je crois qu’il ne s’agissait pas, pour Bark, de faire partager un trop-plein de joie.

Il possédait, puisqu’il était libre, les biens essentiels, le droit de se faire aimer, de marcher vers le nord ou le sud et de gagner son pain par son travail. À quoi bon cet argent… Alors qu’il éprouvait, comme on éprouve une faim profonde, le besoin d’être un homme parmi les hommes, lié aux hommes. Les danseuses d’Agadir s’étaient montrées tendres pour le vieux Bark, mais il avait pris congé d’elles sans effort, comme il était venu; elles n’avaient pas besoin de lui. Ce serveur de l’échoppe arabe, ces passants dans les rues, tous respectaient en lui l’homme libre, partageaient avec lui leur soleil à égalité, mais aucun n’avait montré non plus qu’il eût besoin de lui. Il était libre, mais infiniment, jusqu’à ne plus se sentir peser sur terre. Il lui manquait ce poids des relations humaines qui entrave la marche, ces larmes, ces adieux, ces reproches, ces joies, tout ce qu’un homme caresse ou déchire chaque fois qu’il ébauche un geste, ces mille liens qui l’attachent aux autres, et le rendent lourd. Mais sur Bark pesaient déjà mille espérances…

Et le règne de Bark commençait dans cette gloire du soleil couchant sur Agadir, dans cette fraîcheur qui si longtemps avait été pour lui la seule douceur à attendre, la seule étable. Et comme approchait l’heure du départ, Bark s’avançait, baigné de cette marée d’enfants, comme autrefois de ses brebis, creusant son premier sillage dans le monde. Il rentrerait, demain, dans la misère des siens, responsable de plus de vies que ses vieux bras n’en sauraient peut-être nourrir, mais déjà il pesait ici de son vrai poids. Comme un archange trop léger pour vivre de la vie des hommes, mais qui eût triché, qui eût cousit du plomb dans sa ceinture, Bark faisait des pas difficiles, tiré vers le sol par mille enfants, qui avaient tellement besoin de babouches d’or.

VII

Tel est le désert. Un Coran, qui n’est qu’une règle de jeu, en change le sable en Empire. Au fond d’un Sahara qui serait vide, se joue une pièce secrète, qui remue les passions des hommes. La vraie vie du désert n’est pas faite d’exodes de tribus à la recherche d’une herbe à paître, mais du jeu qui s’y joue encore Quelle différence de matière entre le sable soumis et l’autre! Et n’en est-il pas ainsi pour tous les hommes? En face de ce désert transfiguré je me souviens des jeux de mon enfance, du parc sombre et doré que nous avions peuplé de dieux, du royaume sans limites que nous tirions de ce kilomètre carré jamais entièrement connu, jamais entièrement fouillé. Nous formions une civilisation close, où les pas avaient un goût, où les choses avaient un sens qui n’étaient permis dans aucune autre. Que reste-t-il lorsque, devenu homme, on vit sous d’autres lois, du parc plein d’ombre de l’enfance, magique, glacé, brûlant, dont maintenant, lorsque l’on y revient, on longe avec une sorte de désespoir, de l’extérieur, le petit mur de pierres grises, s’étonnant de trouver fermée clans une enceinte aussi étroite, une province dont on avait fait son infini, et comprenant que dans cet infini on ne rentrera jamais plus, car c’est dans le jeu, et non dans le parc, qu’il faudrait rentrer.

Mais il n’est plus de dissidence. Cap Juby, Cisneros, Puerto Cansado, la Saguet-El -Hamra, Dora, Smarra, il n’est plus de mystère. Les horizons vers lesquels nous avons couru se sont éteints l’un après l’autre, comme ces insectes qui perdent leurs couleurs une fois pris au piège des mains tièdes. Mais celui qui les poursuivait n’était pas le jouet d’une illusion. Nous ne nous trompions pas, quand nous courions ces découvertes. Le sultan des Milles et Une Nuits non plus, qui poursuivait une matière si subtile, que ses belles captives, une à une, s’éteignaient à l’aube dans ses bras, ayant perdu, à peine touchées, l’or de leurs ailes. Nous nous sommes nourris de la magie des sables, d’autres peut-être y creuseront leurs puits de pétrole, et s’enrichiront de leurs marchandises. Mais ils seront venus trop tard. Car les palmeraies interdites, ou la poudre vierge des coquillages, nous ont livré leur part la plus précieuse: elles n’offraient qu’une heure de ferveur, et c’est nous qui l’avons vécue.

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