Литмир - Электронная Библиотека
A
A
* * *

Le désert? Il m’a été donné de l’aborder un jour par le cœur. Au cours d’un raid vers l’Indochine, en 1935, je me suis retrouvé en Égypte, sur les confins de la Libye, pris dans les sables comme dans une glu, et j’ai cru en mourir. Voici l’histoire.

Chapitre VII Au centre du désert

I

En abordant la Méditerranée j’ai rencontré des nuages bas. Je suis descendu à vingt mètres. Les averses s’écrasent contre le pare-brise et la mer semble fumer. Je fais de grands efforts pour apercevoir quelque chose et ne point tamponner un mât de navire.

Mon mécanicien, André Prévot, m’allume des cigarettes.

«Café…»

Il disparaît à l’arrière de l’avion et revient avec le thermos. Je bois. Je donne de temps en temps des chiquenaudes à la manette des gaz pour bien maintenir deux mille cent tours. Je balaie d’un coup d’œil mes cadrans: mes sujets sont obéissants, chaque aiguille est bien a sa place. Je jette un coup d’œil sur la mer qui, sous la pluie, dégage des vapeurs, comme une grande bassine chaude. Si j’étais en hydravion, je regretterais qu’elle soit si «creuse». Mais je suis en avion. Creuse ou non je ne puis m’y poser. Et cela me procure, j’ignore pourquoi, un absurde sentiment de sécurité. La mer fait partie d’un monde qui n’est pas le mien. La panne, ici, ne me concerne pas, ne me menace même pas: je ne suis point gréé pour la mer.

Après une heure trente de vol la pluie s’apaise. Les nuages sont toujours très bas, mais la lumière les traverse déjà comme un grand sourire. J’admire cette lente préparation du beau temps. Je devine, sur ma tête, une faible épaisseur de coton blanc. J’oblique pour éviter un grain: il n’est plus nécessaire d’en traverser le cœur. Et voici la première déchirure…

J’ai pressenti celle-ci sans la voir, car j’aperçois, en face de moi, sur la mer, une longue traînée couleur de prairie, une sorte d’oasis d’un vert lumineux et profond, pareil à celui de ces champs d’orge qui me pinçaient le cœur, dans le Sud-Marocain, quand je remontais du Sénégal après trois mille kilomètres de sable. Ici aussi j’ai le sentiment d’aborder une province habitable, et je goûte une gaieté légère.

Je me retourne vers Prévot:

«C’est fini, ça va bien!

– Oui, ça va bien…»

Tunis. Pendant le plein d’essence, je signe des papiers. Mais à l’instant où je quitte le bureau j’entends comme un «plouf!» de plongeon. Un de ces bruits sourds, sans écho. Je me rappelle à l’instant même avoir entendu un bruit semblable: une explosion dans un garage. Deux hommes étaient morts de cette toux rauque. Je me retourne vers la route qui longe la piste: un peu de poussière fume, deux voitures rapides se sont tamponnées, prises tout à coup dans l’immobilité comme dans les glaces. Des hommes courent vers elles, d’autres courent à nous:

«Téléphonez… Un médecin… La tête…»

J’éprouve un serrement au cœur. La fatalité, dans la calme lumière du soir, vient de réussir un coup de main. Une beauté ravagée, une intelligence, ou une vie… Les pirates ainsi ont cheminé dans le désert, et personne n’a entendu leur pas élastique sur le sable. Ç’a été, dans le campement, la courte rumeur de la razzia. Puis tout est retombé dans le silence doré. La même paix, le même silence… Quelqu’un près de moi parle d’une fracture du crâne. Je ne veux rien savoir de ce front inerte et sanglant, je tourne le dos à la route et rejoins mon avion. Mais je conserve au cœur une impression de menace. Et ce bruit-là je le reconnaîtrai tout à l’heure. Quand je raclerai mon plateau noir à deux cent soixante-dix kilomètres-heure je reconnaîtrai la même toux rauque le même «han»! du destin, qui nous attendait au rendez-vous.

En route pour Benghazi…

II

En route. Deux heures de jour encore. J’ai déjà renoncé à mes lunettes noires quand j’aborde la Tripolitaine. Et le sable se dore. Dieu que cette planète est donc déserte! Une fois de plus, les fleuves, les ombrages et les habitations des hommes m’y paraissent dus à des conjonctions d’heureux hasard. Quelle part de roc et de sable!

Mais tout cela m’est étranger, je vis dans le domaine du vol. Je sens venir la nuit où l’on s’enferme comme dans un temple. Où l’on s’enferme, aux secrets de rites essentiels, dans une méditation sans secours. Tout ce monde profane s’efface déjà et va disparaître. Tout ce paysage est encore nourri de lumière blonde, mais quelque chose déjà s’en évapore. Et je ne connais rien, je dis rien, qui vaille cette heure-là. Et ceux-là me comprennent bien, qui ont subi l’inexplicable amour du vol.

Je renonce donc peu à peu au soleil. Je renonce aux grandes surfaces dorées qui m’eussent accueilli en cas de panne… Je renonce aux repères qui m’eussent guidé. Je renonce aux profils des montagnes sur le ciel qui m’eussent évité les écueils. J’entre dans la nuit. Je navigue. Je n’ai plus pour moi que les étoiles…

Cette mort du monde se fait lentement. Et c’est peu à peu que me manque la lumière. La terre et le ciel se confondent peu à peu. Cette terre monte et semble se répandre comme une vapeur. Les premiers astres tremblent comme dans une eau verte. Il faudra attendre longtemps encore pour qu’ils se changent en diamants durs. Il me faudra attendre longtemps encore pour assister aux jeux silencieux des étoiles filantes. Au cœur de certaines nuits, j’ai vu tant de flammèches courir qu’il me semblait que soufflait un grand vent parmi les étoiles.

Prévot fait les essais des lampes fixes et des lampes de secours. Nous entourons les ampoules de papier rouge.

«Encore une épaisseur…»

Il ajoute une couche nouvelle, touche un contact. La lumière est encore trop claire. Elle voilerait, comme chez le photographe, la pâle image du monde extérieur. Elle détruirait cette pulpe légère qui, la nuit parfois, s’attache encore aux choses. Cette nuit s’est faite. Mais ce n’est pas encore la vraie vie. Un croissant de lune subsiste. Prévot s’enfonce vers l’arrière et revient avec un sandwich. Je grignote une grappe de raisin. Je n’ai pas faim. Je n’ai ni faim ni soif. Je ne ressens aucune fatigue, il me semble que je piloterais ainsi pendant dix années.

La lune est morte.

Benghazi s’annonce dans la nuit noire. Benghazi repose au fond d’une obscurité si profonde qu’elle ne s’orne d’aucun halo. J’ai aperçu la ville quand je l’atteignais. Je cherchais le terrain, mais voici que son balisage rouge s’allume. Les feux découpent un rectangle noir. Je vire. La lumière d’un phare braqué vers le ciel monte droit comme un jet d’incendie, pivote et trace sur le terrain une route d’or. Je vire encore pour bien observer les obstacles. L’équipement nocturne de cette escale est admirable. Je réduis et commence ma plongée comme dans l’eau noire.

Il est 23 heures locales quand j’atterris. Je roule vers le phare. Officiers et soldats les plus courtois du monde passent de l’ombre à la lumière dure du projecteur, tour à tour visibles et invisibles. On me prend mes papiers, on commence le plein d’essence. Mon passage sera réglé en vingt minutes.

21
{"b":"125325","o":1}