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En sa qualité de directeur-administrateur-caissier de l’association, le môme Réglisse auquel Jeannot avait remis la pièce de vingt sous qu’au nom de sa maman la bonne Marianne venait de lui donner en récompense de sa sagesse, fit l’emplette de deux lignes et d’une poignée d’asticots… Puis, revenant vers son compagnon qui l’attendait sur la berge, il le fit monter avec lui dans un petit bateau amarré à la rive, à quelques mètres du pont qui traverse la Seine en cet endroit… Fort adroitement, Réglisse eut vite fait de monter les deux lignes et de les amorcer… Passant l’une à son ami et lançant l’autre d’une main exercée, il s’exclama:

– Maintenant, les poissons n’ont qu’à bien se tenir!

La séance durait déjà depuis un bon moment, sans autre résultat, d’ailleurs, que deux ou trois emmêlages de fils que le môme avait débrouillés avec une dextérité remarquable… lorsque tout à coup… Réglisse poussa un cri:

– Mince alors! une dame dans le bouillon!

Les deux petits, qui, l’œil sur leurs bouchons, n’avaient rien aperçu du drame atroce qui venait de se dérouler sur le pont, virent tous deux en même temps une forme humaine s’enfoncer dans le fleuve.

Jeannot avait poussé un cri de terreur… Mais le môme Réglisse, avec une rapidité de décision remarquable, lançait aussitôt:

– T’en fais pas, mon gosse… bouge pas surtout, et laisse-moi me débrouiller… Quand je travaillais du côté d’Auteuil, j’ai aidé des mariniers à retirer des macchabées de la flotte… C’est pas malin… Et puis, on est costaud ou on ne l’est pas!…

Enlevant l’amarre qui retenait le bateau à la berge le môme Réglisse sauta sur les avirons et se mit à «nager» avec une vigueur et une régularité qui révélaient un réel entraînement vers l’endroit où la victime du drame avait disparu.

Au moment où le petit bateau arrivait à la hauteur de la première pile du pont, Jacqueline revenait à la surface.

– La vlà…, s’écria Réglisse… Et, saisissant une gaffe qui se trouvait au fond de la barque, il eut le temps d’accrocher par ses vêtements la malheureuse, au moment où pour la seconde fois, elle allait couler à pic.

– À toi, Jeannot…, ordonna le merveilleux petit bonhomme, cramponne-toi au morceau de bois… et ne lâche pas la rampe… Sans ça la «poule» boirait encore la goutte, et y aurait pas moyen d’aller la chercher.

Le petit Jean, entraîné par l’énergie de son camarade, saisit la gaffe… employant tout ce qu’il avait de force, le pauvre mignon… à exécuter les instructions de son ami qui sans perdre une seconde avait saisi les avirons et regagnait la rive distante à peine de trois ou quatre mètres…

Enfin, grâce à ses efforts, le bateau entraînant le corps de l’infortunée, s’en vint échouer sur la rive…

Ce fut alors seulement qu’inconscients de leur acte héroïque… ils songèrent à appeler au secours… Comme personne ne leur répondait, Réglisse voulut enlever le voile qui recouvrait le visage de la pauvre femme…

Un cri lui échappa…, tandis que, du geste, il écarta le petit Jean et lui ordonna:

– Va à la maison chercher du secours… Cavale, mon gosse… Cavale!

C’est que le môme avait reconnu dans la noyée la maman de son petit ami. Alors, dans l’intuition exquise de son cœur excellent, il ne voulut pas que Jeannot la vît comme ça, tout de suite… avant qu’il fût certain lui-même qu’elle était encore vivante.

Et… le petit héros, ainsi qu’il l’avait vu faire aux mariniers, s’empressa de pratiquer les mouvements rythmiques destinés à rétablir la respiration de la noyée.

Oh! le brave enfant… il suait sang et eau… Tout essoufflé, il n’en pouvait plus de l’effort inouï qu’il venait de fournir, mais n’importe… il allait… toujours…, allait jusqu’au bout… et, lorsqu’un premier souffle s’échappa des lèvres de Jacqueline, le môme Réglisse demanda:

– Ça va t’y mieux, ma bonne dame?

Puis, il s’écria avec un accent de triomphe:

– Il va être rien content, mon gosse, que je lui aie rendu sa maman!…

CINQUIÈME ÉPISODE Le moulin tragique

I EST-CE UN CRIME?

– Messieurs, j’ignore qui vous êtes, et je ne veux pas chercher à le savoir… Non contents de me sauver, vous m’avez vengé de celui qui m’a pris l’honneur, qui a détruit mon foyer… Cela me suffit pour que je vous appartienne corps et âme… Disposez de moi… Je veux être votre serviteur… au besoin, votre esclave.

C’est en ces termes que le vieux Kerjean, en sortant de la cellule de Favraut, avait remercié Judex et son frère.

Judex lui avait tendu la main et lui avait dit:

– Je veux que vous soyez notre ami.

Tremblant de la plus forte émotion qu’il eût peut-être jamais ressentie, le vieux forçat libéré, saisissant la main qui, si généreusement, s’offrait à lui, la porta jusqu’à ses lèvres en disant:

– Merci!

Mieux que de longues phrases, cette simple expression de son infinie gratitude prouvait à Jacques et à Roger qu’ils avaient trouvé dans l’ancien meunier des Sablons, l’homme capable de se faire hacher au besoin pour défendre la porte de son maître. Et c’était avec la plus parfaite sérénité que, pendant leur absence du Château-Rouge, ils lui avaient confié la garde de leur prisonnier…

Kerjean s’était acquitté de sa tâche avec un scrupule qui se doublait de l’âpre joie de voir l’homme qu’il exécrait le plus au monde, livré à un châtiment si terrible.

Plusieurs fois par nuit, il se relevait, quittant la chambre qu’il occupait dans les souterrains près de la geôle du banquier, écoutant avec avidité la respiration, les plaintes de l’emmuré… Chaque matin, il se levait de très bonne heure… pénétrait dans le laboratoire de Judex, faisait manœuvrer le miroir métallique et regardait Favraut, qui, dans un coin de son cachot, telle une bête traquée, semblait compter les minutes de plomb… les heures d’éternité.

Un matin… Kerjean prit au hasard un livre qui se trouvait sur la table de Judex.

Comme il l’ouvrait, une carte-album s’en échappa. C’était la photographie de Jacqueline que Judex, surpris sans doute par son frère, avait placée dans ce volume, et avait oublié de remettre ensuite dans sa cachette.

– Quelle est cette jolie personne? se demandait Kerjean, intrigué, et même captivé par l’expression de bonté charmante et de touchante mélancolie que révélaient les traits de Jacqueline.

Et regardant de plus près cette image, toute de grâce radieuse et d’inaltérable pureté…, il se prit à murmurer:

– C’est étrange… On dirait qu’on a pleuré sur ce portrait.

Et il le garda entre ses mains… comme s’il se sentait attiré vers cette jeune femme inconnue par une de ces irrésistibles sympathies qui naissent tout à coup sans qu’on sache ni comment, ni pourquoi et qui réveillent les affections mortes dans des cœurs que l’on pourrait croire à jamais flétris…

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