Литмир - Электронная Библиотека
A
A

À cet instant, un remue-ménage filtra de la pièce voisine. Quelqu’un heurta la porte.

— Oui!

Un om au visage ridé apparut.

— Terr, dit-il, la Vieille est mal. Elle te demande.

Terr et Charb se jetèrent un regard éloquent. Ils quittèrent la chambre sans un mot et se rendirent dans un couloir de circulation. Terr enfonça le bouton de priorité et attendit une minute, tandis que des lampes rouges s’allumaient dans le lointain à tous les carrefours. Puis il enjamba la selle du chariot. Charb se plaça derrière lui.

Ils roulèrent sur la pente, de plus en plus vite. Au neuvième millistade, Terr freina et, bloquant le véhicule sur la crémaillère d’ascension, se précipita dans un couloir adjacent. Après avoir salué au passage plusieurs notoriétés de la cité, il entra chez la Vieille.

Celle-ci était allongée sur un matelas de confort. Une couverture cachait ses jambes. Elle fit un faible signe de la main.

— Laissez-moi… seule avec lui, souffla-t-elle.

Charb mit un doigt sur ses lèvres et entraîna doucement les deux médecins dehors.

Terr s’agenouilla au chevet de la vieille ome noire. Il lui prit les mains et les trouva glacées. Une odeur de pharmacie flottait autour d’elle.

— Petit, dit-elle, j’verrai pas l’Exode.

— Ne parle pas, souffla Terr, tu te fatigues.

Elle eut un petit rire cassé. Une toux secoua ses épaules pointues sous la tunique. Elle désigna du doigt un flacon sur une table. Terr lui fit boire quelques gouttes et lui remonta un peu la tête. Elle s’apaisa bientôt.

— Écoute… je voulais te voir avant… de m’en aller. Si… si! J’ai pas peur, tu sais! Je voulais te dire que… que je t’aime bien, petit. Faut pas faire une tête comme ça. Regarde, moi, je rigole… On s’en va tous. Un jour, ça sera ton tour, dans longtemps, j’espère.

Elle branla la tête.

— C’est pas bien malin, ce que je dis là. Je suis qu’une vieille sotte. Vous tous, avec… les écouteurs des draags, vous êtes plus intelligents que moi. Même les petits… les tout petits oms qui savent lire les paroles draags, maintenant. C’est grâce à toi, ça. Pour l’intelligence, tu es un peu là. Mais… au début, quand tu étais encore un petit, tout ce qu’on a fait, c’est grâce à moi. Parce que j’étais… énergique, pas vrai?

Terr l’approuva de la tête. Elle serrait son vieux poing nerveux sur la couverture.

— Moi l’énergie, toi… (elle lui frappa lentement le front du doigt)… la tête. Alors, je voulais te dire… Avec ta tête, si je te donne mon énergie, tu réussiras l’Exode. Faut les deux. Je sais bien que tu en as, de l’énergie, mais je te donne la mienne en plus. Tout à l’heure, je serai plus là. C’est toi qui vas tout commander… D’ailleurs, depuis des jours, tu commandes déjà. Les autres t’écoutent, pas vrai?

Elle haleta un moment sans rien dire, puis ses mains emprisonnèrent celles de Terr, comme des serres.

— Tu sens? Tu sens, petit? Mon énergie qui coule de mes bras? Elle va dans les tiens. Je te la donne. Elle me quitte. Tu sens? Tu…

Sa tête pesa plus lourd sur l’étoffe. Ses lèvres violettes restèrent figées dans un sourire.

— Vieille? dit Terr.

Il dégagea doucement ses mains tièdes des doigts froids de la morte. Il lui ferma les yeux, resta un moment penché sur elle. Puis il se dirigea d’un pas lent vers la porte.

Tout le monde était debout dans la pièce voisine. Terr leur fit signe que c’était fini. Sans regarder derrière lui, il sortit, suivi de Charb dont les grosses lèvres tremblaient d’émotion.

Dans le grand couloir, une foule s’était agglutinée, prévenue par des rumeurs imprécises. Tous regardaient Terr, apparu en haut des marches.

— La Vieille est morte, annonça-t-il d’une voix sans timbre.

La stupeur figea la foule. Depuis toujours, la Vieille était le symbole de leur unité, de leurs espérances, de leur destin. Mais quand Terr fit mine de descendre, une voix d’ome lança:

— Vive l’Édile!

Cela déclencha une explosion de vivats.

— Terr! Notre Édile! Vive l’Édile des Oms! Vive l’Exode!

Sans succès d’abord, Terr leva la main pour endiguer le tumulte. Un tic nerveux fit trembler son menton, sous sa barbe blonde.

Quelqu’un sortit de la résidence de la Vieille et joua des coudes pour se placer tout près du nouvel édile et lui présenter une téléboîte. À la vue du petit appareil, la foule s’apaisa par degrés.

— Oms libres, dit Terr, la Vieille est morte en m’adjurant de réussir l’Exode. Depuis des jours et des jours, elle a lutté pour nous. Puis elle a lutté contre la mort.

Plus qu’à la foule présente, il sentait sa voix s’adresser par les ondes à des milliers d’oms penchés sur leurs récepteurs dans toute la ville, et plus loin, aux sentinelles des postes avancés jalonnant les pistes. Plus loin encore, peut-être, son discours allait réveiller l’énergie des unités de pillage en action dans les villes draags.

Quelque part, aux environs de Klud, un enfant draag s’amusait à enregistrer les parasites d’une téléboîte. Par jeu, il les faisait repasser dans un plurigraphe. Il s’avisa soudain que certains bruits ressemblaient à des paroles. Des mots draags, comme prononcés à toute vitesse et déformés par un gosier animal, sonnèrent à ses tympans.

Surpris et curieux, l’enfant draag recula le fil du plurigraphe et repassa plus lentement les sons étranges: «Oms libres, nasilla l’appareil, la Vieille est morte…»

Le reste se perdit dans un orage de crépitements. Par instant, on captait cependant des mots isolés: «lutté… exode… oms…»

L’enfant draag se dressa, ravi et faisant claquer ses membranes.

— Père, cria-t-il. Il y a des oms qui parlent dans le plurigraphe!

— Je t’ai défendu de jouer avec cet appareil, dit une voix venue de la pièce voisine.

L’enfant draag sortit. On l’entendit insister:

— J’ai fait une voix d’om avec le plurigraphe. Ça disait: «om libre, la vieille est morte…»

Profitant de sa solitude, un om de luxe, jusque-là couché sur un coussin, sortit de son faux sommeil, bondit sur le plurigraphe et arracha le fil. En une seconde, cachant le fil cassé dans son poing, il reprit sa paresseuse position et ferma les yeux.

— Quelle sottise! dit le père draag en entrant dans la pièce. Ça ne veut rien dire… Tiens, regarde, tu as cassé le fil. Joue à autre chose!

Il prit l’appareil et poussa l’enfant dans la salle de nature. Le petit draag plongea dans la piscine et n’y pensa plus.

3

Penché sur sa téléboîte, Charb prit quelques notes, dit «merci» et jeta un papier sur la table de Terr.

Celui-ci le lut rapidement, sourcils froncés.

— Nous courons ce danger tous les jours, dit-il enfin. Il faut absolument interdire toute communication en clair. Fais le nécessaire pour que les gars du centre 10 établissent un code.

— Cela va tout retarder.

— Je sais bien. Mais imagine que nos télécommunications aient été captées par des draags adultes. Ils nous auraient vite trouvés. Nous aurions échoué tout près du but.

Il se leva et posa la main sur l’épaule de Charb.

— Nous avons une supériorité sur les draags: la rapidité. Notre différence d’échelle nous a poussés à déformer leur langue de telle sorte qu’ils ne peuvent suivre le rythme de nos paroles. De plus, nous avalons la plupart de leurs consonnes. Sans ces petits avantages, il y a longtemps que nous aurions perdu la partie.

Charb suivait son idée.

— Établir un code, l’apprendre. Supprimer pendant ce temps toute télécommunication! Le rythme de nos efforts sera paralysé pendant trois jours au moins!

— Tant pis. Nous pouvons nous le permettre. J’ai parlé de rapidité, à l’instant. Songe qu’il faut un quart de lustre à un draag pour atteindre l’âge adulte. Il ne faut qu’une année à un om!

Il se plongea dans des souvenirs personnels et dit:

— Quand j’ai quitté les draags, Tiwa, ma petite maîtresse, était une fillette. Elle est encore une fillette aujourd’hui. Elle n’a seulement que des rudiments d’instruction. Et moi, je suis un om à barbe blonde. J’ai eu six enfants. J’ai étudié les mathématiques, je connais à fond l’ygamographie et j’ai assez de notions pour parler de n’importe quoi avec nos techniciens. J’ai mis au point des règles provisoires d’économie à l’usage des oms, j’ai jeté les bases de l’économie 2 qui nous servira sur le continent sauvage où nous voulons nous établir. Rapidité, toujours. Nous vivons à un autre rythme et c’est notre principal atout.

11
{"b":"155145","o":1}