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— Parfaitement exact! Mais quand vous aurez décliné vos nom, âge, qualité et domicile. Et de toute façon pas avant demain matin. Vous figurez-vous qu’on réveille le chef-police au milieu de la nuit pour un petit voleur?

Le coupable réfléchit un instant et perdit un peu de sa morgue.

— C’est bon, dit-il enfin. Je m’appelle Xeb Liaer, vingt-sept ans, naturaliste avec grade d’assistant à la Faculté de Torm, A nord. J’ai agi d’accord avec le Maître Sinh, mon supérieur. Je demande à parler au chef-police afin qu’il me mette en rapport avec l’Édile de ce continent.

— Un rien! Que faisiez-vous dans cette sphère?

— Je n’ai plus rien à vous dire. Que ceci: il est de la plus extrême urgence de faire ce que je vous demande. À vous de prendre vos responsabilités.

Tard dans la matinée, l’Édile d’A sud reçut une communication d’un chef-police. Celui-ci parla d’un fou se prétendant mandaté par le Maître Sinh, et d’un vol de sphère. L’Édile n’y comprit rien. Toutefois, le nom du Maître Sinh lui échauffa les tympans et, voulant en avoir le cœur net, il ordonna qu’on obéît au fou en l’introduisant au Palais. Il lui réserva une audience de cinq minutes dans l’après-midi.

Les pseudo-révélations du fou, ses exigences et son air arrogant mirent l’Édile dans une colère épouvantable. Il fit remettre le délinquant en cellule jusqu’à plus ample informé. Mais, par acquit de conscience, il fit envoyer un message à l’Édile d’A nord.

Celui-ci n’en prit connaissance que le lendemain. Dès qu’il eut un moment libre, c’est-à-dire vers le soir du même jour, il se mit en télérapport avec le Maître Sinh. Quand il eut compris de quoi il s’agissait, le vieux savant poussa un soupir de satisfaction et de soulagement.

— Je craignais déjà qu’il ne lui fût arrivé malheur, dit-il.

L’Édile suffoqua:

— Comment? Vous avouez que ce draag agissait sur votre ordre! Mais c’est insensé! Passez me voir sans tarder, Maître Sinh. Je vous attends au Palais.

— Je ne demande que cela, Édile. J’arrive dans un instant.

Les explications furent orageuses. L’Édile brandit la loi. Le Maître lui répondit qu’il ne respectait la loi que lorsqu’elle n’était pas absurde.

— Mais enfin, Sinh, réfléchissez. Vous savez que les vols personnels sont interdits pendant la nuit, surtout les vols intercontinentaux! Vous savez qu’un voyage aux Continents Sauvages nécessite des vaccinations et des autorisations spéciales. Pour comble de folie, vous prenez une sphère d’État! Ce n’est plus une contravention, c’est un véritable délit! Vous rendez-vous compte que vous avez violé une brochette d’édits, de règlements, de…

— Je ne dis pas le contraire, Édile. Mieux, je m’en enorgueillis.

— Comment?

— Parfaitement. Vous me parlez de règlements alors que toute notre civilisation est en jeu. Ce jeune draag nous rapporte des renseignements alarmants sur les progrès des oms et vous ne pensez qu’à des histoires de contraventions! Qui de nous deux est fou? Je sais que l’on s’est moqué de moi au Conseil. J’ai donc fait ma petite enquête personnelle, car je suis sûr d’avoir raison. L’Édile de Klud a bien ri quand il a trouvé ces trois tôles découpées en poissons. Il n’a pas compris que c’était un trompe-l’œil. Je persiste à croire que les oms ont fabriqué des vaisseaux. D’ailleurs, j’ai des preuves. On a récupéré hier soir des débris de submersible sur une plage d’A sud. Une portion de coque à demi pleine d’eau a flotté dans le Siwo jusqu’au détour équatorial et…

L’Édile fulmina:

— Assez avec vos histoires d’oms!

— Vraiment? Si vous fuyez les histoires d’oms, ce sont elles qui vont nous tomber dessus d’ici peu, mais vous l’aurez voulu. J’exige que le Conseil examine en ma présence les fiximages rapportées par mon assistant.

— Vous rêvez!

— Je le voudrais bien. Vous êtes-vous seulement donné la peine de demander des précisions à votre collègue d’A sud? A-t-on développé les fiximages?

— La sphère est sous scellés.

Le vieillard eut un soupir rauque. Il replia ses membranes avec accablement.

— Quand je pense que mon assistant a parlé de dix mille oms et que vous êtes là, à remâcher de petits griefs sans…

— L’exagération même de ce chiffre prouve son manque de sérieux! Mais avant de discuter des résultats douteux de cette expédition, il faut régler la question de son illégalité. Vous mettez les choses à l’envers.

Le maître se leva, mû par une colère froide.

— Je vois qu’il n’y a rien à faire pour vous convaincre qu’un danger nous menace tous. J’agirai donc autrement. Je suis le Maître Sinh. Vous êtes donc obligé de faire droit à ma modeste requête. Voulez-vous me donner une autorisation officielle de vol de nuit? Je pars immédiatement pour Klud. Là, je vous tiens, tout Édile que vous êtes. La loi m’autorise en outre à agir avec la même autorité auprès de l’Édile d’A sud. J’exigerai l’ouverture des scellés, j’exigerai une entrevue avec mon assistant. J’exigerai une communication scientifique à tous les journaux. Communication scientifique! Entendez-vous? Les journaux ne peuvent «légalement» s’y opposer. Mais la teneur en sera telle que le peuple va s’enflammer. Une crainte terrible va submerger les draags; une crainte terrible et salutaire! Nous verrons si vous n’êtes pas obligé de réunir le Conseil dans les deux jours, sous la poussée de l’opinion! Vous parlez toujours de loi, vous allez voir comment je sais m’en servir! Vous y risquez votre place, Édile. Je suis désolé d’en arriver à cette extrémité.

7

Sur des stades et des stades de couloirs souterrains, des oms, mâles et femelles, étaient allongés les uns à côté des autres, comme des morts.

Aux carrefours, de grands feux brûlaient, rouge et or, réchauffant l’atmosphère, enfumant les voûtes. Les craquements et les soupirs des broussailles torturées par les flammes, les silhouettes noires et dansantes activant les brasiers, les reliefs tourmentés, tout rappelait l’enfer. Jusqu’à ces longues rangées de cadavres vivants, immobiles, formant d’interminables chaînes rayonnant autour des salles, peuplant les corniches et les ponts suspendus au-dessus des abîmes.

La cité semblait une immense nécropole où chacun attendait son tour d’incinération. Nus, les oms gisaient sur le dos. On leur avait transpercé les bras et les jambes avec des aiguilles qui pompaient le courant de leurs muscles. Ils étaient liés entre eux par des fils métalliques. Ils souffraient en silence depuis des heures.

Au début, les piqûres avaient été supportables.

Mais peu à peu, la présence étrangère du métal brûlait les chairs. Des crampes tordaient les membres, çà et là, diminuant ainsi le rendement de l’immense pile vivante.

En nombre insuffisant, quelques médecins couraient de couloir en couloir, distribuant des conseils, de bonnes paroles, et de rares stupéfiants pour atténuer les souffrances. D’autres se penchaient sur des muscles noués, les massaient doucement pour en chasser la raideur tétanique.

D’autres, enfin, arrachaient les aiguilles d’un coup sec et libéraient ceux dont les plaies s’étaient infectées malgré les précautions. Héroïques, certains refusaient de céder leur place.

Par moments, on entendait des soupirs tremblés ou des plaintes… «À boire!» Et des chariots poussés par des bras diligents et surmenés cahotaient d’om en om, distribuant une maigre pitance d’entretien.

On avait dû arracher presque toute l’installation électrique des souterrains pour obtenir un matériel suffisant. Mais pour l’entretien du moral, on avait laissé en place quelques diffuseurs d’où filtraient de temps en temps les encouragements officiels.

Ainsi, deux millions de citoyens se sacrifiaient en un vaste holocauste pour la cause commune. Ils donnaient leur fluide galvanique comme on donne son sang.

Et goutte à goutte, unité par unité, l’énergie s’ajoutait à l’énergie, courait en fleuve le long des fils, s’ajoutait dans les accumulateurs à la force issue des piles et des turbines hydrauliques, constituait un capital électrique nécessaire à la défense de la cité.

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