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Le premier Édile leva les bras en l’air, membranes tendues:

— Mais c’est vous-même, Maître, qui avez le premier conseillé cette mesure préventive à mon collègue d’A nord!

— J’ai pu commettre une erreur, je ne suis pas infaillible. J’ignorais encore les proportions du danger… Croyez-moi, le moment est venu de se demander si les draags sont encore la race maîtresse d’Ygam.

— Vous poussez les choses au noir, dit l’Édile en émettant un son de crécelle ressemblant au rire.

— Oh! ne riez pas, protesta le maître. J’étudie les oms depuis longtemps. Depuis longtemps je m’émerveille des facultés de cet… animal. Le danger est terrible. Il y a Conseil dans huit jours. Sachez que j’ai l’intention d’y proposer une désomisation immédiate et totale.

— Mais vous n’y pensez pas! Le public n’a pas été tenu au courant de nos soucis. Vous allez susciter une levée de boucliers. Beaucoup de gens sont très attachés à leurs oms!

— Quand ils seront au courant…

— Mais non, Maître Sinh. Une autre raison s’oppose à ce projet. Si vous claironnez partout la vérité, les oms organisés le sauront. Ils vont réagir et trouver quelque chose pour anéantir notre action ou, du moins, en affaiblir la portée. Il faut les prendre par surprise!

Le Maître resta un moment pensif.

— Peut-être avez-vous raison, dit-il enfin. Nous pourrions prétexter une épidémie et rendre obligatoire la vaccination des oms contre une maladie fantôme. À la faveur de ce mensonge nous pourrions, non pas tuer les oms, mais détruire certains centres cérébraux pour leur enlever toute intelligence. Qu’en pensez-vous?

— Cela me paraît habile. Je vais faire étudier la question… Bonheur sur vous, Maître Sinh, vous avez quand même réussi à m’effrayer! Dès demain, je réunirai un conseil restreint à l’échelle continentale pour envisager une action d’envergure.

Le Maître se leva.

— Bonheur, Premier Édile. Faites vite si vous m’en croyez!

Il regarda son cadran axillaire.

— Je serai dans une heure à Torm, dit-il. Je vais en parler à votre collègue d’A nord. Mais il est déjà tard. Soyez assez aimable pour le faire prévenir de ma visite.

5

Sous un ciel topaze aux teintes foncées par le couchant, une vaste mer de sang frais se berçait mollement d’un horizon à l’autre. Des courants gorgés de plancton promenaient leurs arabesques au hasard des brises.

Points perdus dans l’immense poème, trois navires taillaient leur route, obstinément. Ils taillaient dans un océan de couleurs, insensibles aux grâces nonchalantes, aux languides enchantements des vagues qui rutilaient de mille facettes en se pavanant dans leurs fastes.

Cap à l’est, ils emportaient dans leurs flancs tout l’espoir d’une race en rupture de chaînes. Ils allaient en triangle, les deux premiers remorquant l’autre, dont la coque grouillait d’oms encordés.

Fouettés d’embruns, sueur lavée par la bave vermeille de la mer, les oms pesaient par grappes, de tout leur poids, sur le dos luisant du dernier navire. Muscles noués par l’effort, étaux de chair vautrés en force sur étaux de fer, ils maintenaient les écrous géants sur les lèvres de la dernière plaque. On terminait le navire en plein voyage.

Les oms avaient oublié tout souci personnel. Les souffrances individuelles ne comptaient plus. Ils n’étaient qu’une seule âme tendue vers un seul but. Parfois, assommés par la gifle splendide d’une vague, certains perdaient connaissance et pesaient d’un poids mort au milieu des autres, qui s’en apercevaient à peine. Déséquilibrés, d’autres pendaient étranglés à leur corde, comme des breloques au flanc rond de la coque. Les hasards du roulis les achevaient à coups de bains intermittents. Le navire tirait dans son sillage une bonne vingtaine de pantins inertes glissant sur le dos musclé de l’océan.

À l’intérieur, dans un labeur symétrique, d’autres suffoquaient sous la tôle, dans l’odeur animale de l’effort mêlée à celle du métal chauffé. Des dos carrés saignaient, arc-boutés depuis des heures sous les étais d’un tournevis, manœuvré au tourniquet par des dizaines de bras.

Régulièrement, l’eau pénétrait en poudre par les fentes et douchait durement les plaies et les baves d’effort. D’autres travailleurs pompaient sans arrêt, rejetant à la mer la saumure d’oxydes et d’urée qui leur ballottait à mi-jambes. Tout cela dans une pénombre de vapeurs et de faux jours poisseux, dans un vaste murmure de jurons et d’ahans, soutenant le cri modulé du pas de vis grinçant à mort; symphonie démente rythmée par les coups de cymbales de la mer.

Quand tout fut terminé, la nuit avait depuis longtemps noyé les splendeurs du couchant.

Harassées, les équipes extérieures repassèrent une à une l’écoutille. Les pompeurs furent relevés tandis que les techniciens commençaient la mise en place du dernier réacteur. Le plus dur était fait.

Le chef de chantier prévint le maître-bord qui annonça aussitôt la bonne nouvelle à Terr. La communication passa par le téléfil tendu entre les deux navires.

— Parfait, dit Terr. Combien de temps pour finir?

Le maître-bord 3 hésita:

— C’est difficile à préciser, Édile. Entre dix et quinze heures, d’après le chef. Sans parler des difficultés créées par la houle, le séchage des bobines prendra du temps. Si c’était à refaire…

— Oui, je sais, dit Terr. Nous n’aurions pas monté les bobines avant le départ. Le séchage va durer plus que le temps gagné au montage. Toute action improvisée comporte fatalement des erreurs. Mais ne parlons pas du passé.

Terr se tourna vers le maître-bord 1 debout à ses côtés.

— Combien, pour le Siwo?

— Douze heures, sans forcer l’allure.

— Vous avez entendu votre collègue du vaisseau 1? dit Terr penché sur la téléboîte. Dans douze heures, nous atteindrons le courant de Siwo. Il faudrait que tout soit terminé d’ici là.

La voix du maître 3 hésita de nouveau:

— Je ne crois pas qu’il soit prudent d’y compter, Édile.

— Faites de votre mieux. Prévenez-moi dans dix heures de l’état des travaux. Si vous avez du retard, nous réduirons la vitesse.

— Entendu.

Terr coupa et marcha de long en large dans la cabine.

— Nous gagnerons un temps fou en profitant de la vitesse du Siwo, dit-il. Ce détour nous raccourcit le voyage. Mais il n’est pas question de continuer le remorquage à cette vitesse. Quel écart prévoyez-vous entre chaque navire?

— La prudence nous impose un demi-stade, au minimum. Mais je viens de parler aux ingénieurs à ce sujet. Ils craignent que les bâtiments ne tiennent pas le coup à plus de cent stades-heure.

— Quelle est la vitesse du Siwo?

— Sous cette latitude: trente stades. Mais la vitesse double au confluent du Siwo sud. Et le courant sud est parsemé d’œufs-îles. Les coques vont souffrir. Nous devrons réduire à quinze stades notre propre allure. Quinze plus soixante, nous filerons quand même à soixante-quinze. Mais notre vitesse restera de quinze par rapport aux œufs. Nous les briserons au passage. En allant plus vite, nous finirons par nous briser nous-mêmes.

Terr fronça les sourcils.

— Et les pronges? dit-il.

Le maître-bord eut un geste rassurant.

— D’après les écouteurs spécialisés, les œufs n’écloront pas à cet endroit, surtout en cette saison. L’incubation n’est pas terminée.

Il montra une carte, toucha un point au milieu des mers teintes en rouge:

— C’est par là que l’éclosion commence, tout près de l’équateur. Notre route n’y passe pas.

— Les éclosions provoquées?

— C’est rarement dangereux. Certes, les pronges sont vivants dans l’œuf. Mais la cassure de celui-ci les tue en même temps.

— J’ai entendu parler de survivance.

— C’est très bref. Ils sont rapidement noyés. Nous ferions peut-être mieux d’en parler à Sav, si vous voulez, Édile.

Terr posa la main sur la téléboîte, hésita et dit:

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