Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Il roula dans l’herbe, se demanda brusquement s’il rêvait tandis qu’autour de lui des silhouettes braillantes fonçaient vers le lieu du combat.

— Sautez dessus, mordez! Allons, les oms!

Il reconnut la voix rauque de la Vieille du Buisson et reprit courage. Il courut en boitillant vers le fossé sanglant, se perdit dans un tumulte de violences, mordit encore il ne savait quoi d’énorme et de palpitant effondré en travers du talus, tandis qu’une course ébranlait la route, plus loin, toujours plus loin…

— Crève les tympans! Mords! L’autre se sauve!

— Allez, les oms!

Il s’acharna des crocs sur une surface molle, les oreilles emplies d’un bourdonnement de folie meurtrière. Il sentit enfin le silence s’établir, un silence d’une étrange teneur: de victoire et d’atterrement.

— Le draag est mort, dit une voix.

— L’autre a fui!

Les oms se dénombrèrent, se cherchèrent dans la nuit. Des noms étaient lancés:

— Brave! Où est Brave?

On le trouva enfoncé dans la boue, à peine reconnaissable. Une voix, celle de la Vieille, réclama le silence. Tous les yeux se tournèrent vers la silhouette nerveuse et cassée se dressant sur le talus.

— Oms du Gros Arbre, dit-elle, sans nous, vous y passiez tous. Brave est mort. On va former la même bande, tous ensemble. Mais j’sais pas si vous vous rendez compte qu’on a tué un draag. Faut filer en vitesse!

Des bébés braillaient. Une ome gémissait sur un petit cadavre.

— Silence, les femelles! clama la Vieille. Moi aussi, j’ai perdu mon fils dans le coup. Mais ce qui est fait est fait. Ramassez vos morts et filons sans attendre, et au trot!

Peu après, elle traversa la route, suivie par une misérable troupe d’éclopés. Ils se perdirent dans la nuit.

Au bout d’une centaine de pas, Terr se retourna. Sur le champ de bataille, il vit la tête du draag vaincu renversée en arrière, face aux étoiles. Les deux yeux rouges perdaient peu à peu leur luminescence naturelle.

Terr rattrapa les siens en claquant des dents.

DEUXIÈME PARTIE

1

Le Premier Édile du continent A nord étira ses membranes. Il jeta un œil sur son cadran axillaire et souffla d’impatience. Quittant sa table, il fit les cent pas dans sa loge de travail. Il attendait quelqu’un.

Visite étrange. Que pouvait lui vouloir le Maître Sinh? Il lui sembla se rappeler que celui-ci avait invoqué l’urgence pour obtenir ce rendez-vous.

Il avait à peine arpenté deux fois la pièce quand une voix sortit du diffuseur, annonçant l’éminent visiteur.

— Faites monter! ordonna brièvement le Premier Édile.

Et il ouvrit la porte à l’avance pour honorer le Maître Sinh, grand savant naturaliste du continent.

Quand celui-ci apparut, l’Édile le salua respectueusement.

— Bonheur sur vous, Maître. Entrez dans ma loge et mettez-vous à l’aise.

— Bonheur sur vous, Premier Édile, je suis heureux de vous voir.

Après quelques politesses, les deux draags s’allongèrent face à face sur des matelas de confort.

— Vous aviez parlé d’urgence? fit lentement le Premier tout en cachant soigneusement sa nervosité.

«Vieux fou, songeait-il, quelle idée compliquée a germé dans ta cervelle?»

— En effet, émit la gorge enrouée du vieillard. Je n’irai pas par quatre chemins. Je demande des mesures immédiates contre les oms.

— Les oms? s’étonna le Premier.

— Oui. La situation devient inquiétante. Rassurez-vous, je n’empiète pas sur vos attributions. Il ne me serait pas venu à l’idée de m’occuper des mesures nécessaires à l’hygiène du continent. Mais cela dépasse l’hygiène. Les oms constituent un danger, un danger qui s’affirme de jour en jour!

Il tira de sa tunique divers papiers et demanda:

— Combien, à votre avis, y a-t-il d’oms sur Ygam?

Abasourdi, le Premier eut un geste évasif.

— Il m’est difficile de préciser, avoua-t-il. Le recensement de cette année donne environ dix millions pour le seul continent A nord.

Il coupa de la main une interruption du Maître en ajoutant:

— Bien sûr, il faut y ajouter environ un ou deux millions d’oms errants. Mais certainement pas plus. La désomisation urbaine stoppe leur invasion tous les deux ans.

— Sans être très précis, déclara le Maître, les chiffres que j’ai là dépassent de beaucoup ceux que vous venez d’énoncer, Premier Édile.

D’un geste d’excuse, il atténua la violence de sa contradiction avant de poursuivre:

— Les estimations de la Faculté approchent certainement la vérité de plus près, sans vous offenser.

Il eut un autre geste rassurant:

— Le Conseil Continental est parfait, mon cher Premier, parfait en tout point. Et les mesures qu’il prend sont effectuées avec une régularité digne d’éloges. Mais vos collaborateurs n’ont pas été amenés, comme nous, à étudier la question d’aussi près. Ce qui est tout à fait normal, d’ailleurs. Chacun son métier.

Il toussa un peu, gêné de la brutalité de sa franchise, et dit:

— J’ai parlé de métier. Le nôtre nous a conduits à recenser les oms errants par des méthodes nouvelles, basées sur le nombre de pistes et sur la fréquence des pillages.

Le Premier rit.

— Pillage est un bien grand mot! protesta-t-il. Quelques menus larcins!

— Ne riez pas. Le nombre d’oms sans collier approche de trente millions, sur notre continent. J’ai pris contact avec mes confrères des autres continents. Ils ont utilisé la même méthode. Une simple addition nous donne un total de cent cinquante millions plus trente-cinq millions régulièrement déclarés par leurs maîtres. Il y a donc près de deux cents millions d’oms sur notre planète.

Les deux draags gardèrent un instant le silence. Le Premier reprit la parole au bout d’un instant.

— J’avoue que vous me confondez. Mais comme je n’aurais garde de douter de vos affirmations savantes, nous allons agir. Pensez-vous que dix désomisations par an soient suffisantes pour enrayer l’invasion? Je peux aussi durcir la réglementation des élevages de luxe. Qu’en pensez-vous?

Le vieux draag secoua la tête.

— Pas suffisant, dit-il. Il n’y a pas qu’un problème de multiplication des oms, mais un autre, celui de leur évolution. Et le deuxième est plus préoccupant que le premier.

— Leur… évolution? Expliquez-vous, Maître.

Le savant se redressa sur son matelas de confort et fit claquer ses membranes avec détermination.

— Je vais être obligé de vous faire un cours, s’excusa-t-il. Oh! tranquillisez-vous, je n’entrerai pas dans les détails. Vous savez que les oms ont été acclimatés sur Ygam par nos ancêtres du Deuxième Âge?

— Certes, ils les ont ramenés de la Terre.

— Leur planète d’origine! C’est cela même… Eh bien! savez-vous quelle forme d’organisation avaient les oms, chez eux?

Le premier s’étonna.

— Organisation, dites-vous? Mais ce sont des animaux! Ils erraient par familles, je suppose, ou bien en troupeaux sauvages!

— Pas du tout! Ils vivaient dans de vastes agglomérations de terriers cimentés, où chacun avait sa place. Ils constituaient des sociétés d’environ un million d’individus. Une hiérarchisation étroite y maintenait une discipline sans défaut, automatique. On y choyait les reproductrices, dont le seul travail était d’enfanter. À sa naissance, chaque bébé subissait une sélection qui le destinait à la reproduction, au travail ou au combat. Ils avaient un langage rudimentaire.

— Un langage!

— Parfaitement. Oh! juste quelques vocables servant à des ordres précis, toujours les mêmes! La rigidité de leur organisation les dispensait de perfectionner leurs moyens d’expression. Je pense à un exemple intéressant, un cri d’alerte: fourmi!

— Fourmi? Qu’est-ce que…

— Un cri d’alerte, vous dis-je. Et il est intéressant parce qu’il indiquait l’approche de leur ennemi traditionnel: un insecte géant organisé d’une manière similaire et vivant, lui aussi, dans des cités rudimentaires. Mais passons… Avez-vous entendu parler de la théorie de Spraw?

9
{"b":"155145","o":1}