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Un jour, une centaine de chars venus de la cité neuve débouchèrent de la jungle et s’avancèrent vers le camp, solidement retranché entre trois rocs énormes. Ils étaient attendus depuis longtemps. Ils amenaient la relève des gardiens du navire.

Quand ils pénétrèrent sur la place centrale du camp, dans un nuage de poussière, une foule délirante sortit des baraquements en bois pour s’assembler autour d’eux. Leur arrivée signifiait pour les autres un prochain et massif déménagement. Le dernier.

La foule suante s’extasia sur le teint frais des deux cents gaillards qui sautèrent des machines. Ceux-ci riaient aux éclats, répondaient de bonne grâce à toutes les questions qu’on leur posait sur les Hauts Plateaux et se laissaient embrasser par les omes.

L’Édile arriva bientôt. Il monta debout sur la tourelle d’un char et étendit les bras pour demander un peu de silence. Puis il parla dans une téléboîte et sa voix emplit la place:

— Oms, dit-il, on m’annonce que la ville est achevée!

Des vivats éclatèrent de toute part et Terr dut encore lever les bras pour se faire entendre. Il continua, souvent interrompu par l’enthousiasme de ses auditeurs:

— Cela signifie que nous pouvons partir… Nous y serons demain… N’avais-je pas raison de vous promettre la réussite de l’Exode? Nous allons enfin vivre comme une race maîtresse!.. Quant à vous, gardiens du navire, vous avez vécu des mois sur les hauteurs. Votre tour est arrivé de relayer ceux qui se morfondent depuis si longtemps au bord du lac. Je sais que beaucoup se demandent pourquoi nous gardons ce navire, pourquoi nous ne l’avons pas démonté comme l’autre, ce qui aurait sans doute accéléré notre installation et aurait libéré plus de matériel. Je leur répondrai qu’un peu de bon sens suffit à prouver le bien-fondé de nos décisions. Nous ne savons pas encore ce que nous réserve l’avenir. Un bâtiment peut nous être nécessaire encore. D’ailleurs, oms de garde, vous savez que vous serez fréquemment relevés. Et maintenant, vous tous, préparez-vous. Le plan d’évacuation étant depuis longtemps mis au point, nous pouvons nous mettre en route d’ici deux heures! En route pour la cité neuve!

Quinze mille oms adultes firent exploser un formidable cri d’espoir, tandis que, dans la nursery du navire, deux mille bébés vagissants ignoraient tout du destin que leur préparaient leurs aînés.

Puis, la foule se disloqua, s’effilocha en tous sens vers les baraques, tandis que les chars manœuvraient dans la poussière les uns pour se garer, les autres pour se tourner vers la sortie et se mettre en position de départ.

Deux heures plus tard, l’avant-garde prenait la route, vite suivie de groupes de deux cents porteurs, chacun précédé d’un char bourré d’omes allaitant leur marmaille.

Quoique souvent parcourue, la route était à peine tracée. Conquise sur la jungle, elle était récupérée par elle après chaque passage et s’encombrait de jeunes arbres, de buissons et de prêles gigantesques. Les chars écrasaient tout sous leur poids et cahotaient douloureusement sur les débris des arbres abattus.

Dès les premiers stades, on pataugea dans la boue. Magma rougeâtre, la terre suintait comme une éponge. Très haut, les cimes des arbres se joignaient au-dessus de la route comme les piliers d’une architecture gothique. Elles formaient une voûte verdâtre d’où tombait un jour d’église, une forte pénombre coupée çà et là d’un rais de soleil oblique, comme un phare d’une sadique complaisance éclairant ici une mare grouillante de larves, là le squelette monstrueux d’un bossk adossé à une souche, avec sa tête ricanante tombée à ses côtés sur un matelas de feuilles pourries, plus loin une tantlèle, plante carnivore agitant voluptueusement ses tentacules dans la lumière, comme une danseuse orientale et perverse tordant ses membres sous un projecteur de théâtre…

Et l’on racontait en marchant de sinistres histoires. On se rappelait l’aventure arrivée aux premiers éclaireurs qui cherchaient le chemin des Plateaux. Souvent, ces oms épuisés par le climat, les yeux brouillés par la sueur et la tête bourdonnante d’hallucinations, s’étaient égarés dans la jungle. Et là, privés d’omes depuis longtemps, ils croyaient vraiment voir apparaître une danseuse lascive au détour d’un buisson. Ils avançaient, les mains tendues vers la plante que leur désir revêtait de toutes les séductions possibles, et succombaient à une étreinte délicieuse et fatale, vidés de leur sang par les suçoirs de la tantlèle, visage rongé par les baisers acides des corolles.

Rassurés par leur nombre, les émigrants riaient très fort en secouant la tête, mais ils détournaient subrepticement les yeux pour regarder ailleurs et parlaient vite d’autre chose.

Tous les deux stades, vingt porteurs montaient sur le dos d’un char et reposaient les muscles de leurs jambes. En fait, ils échangeaient leur fatigue contre une autre, car les soubresauts du véhicule leur cognaient les côtes sur la tôle. Pour ne pas glisser, ils devaient se cramponner dans des positions invraisemblables et, deux stades plus loin, c’était presque avec soulagement qu’ils laissaient la place à d’autres.

Après quelques lazzi et clins d’œil lancés aux omes occupant l’intérieur du char, après quelques sourires aux enfants, ils sautaient sur le sol et reprenaient leur charge sur leurs épaules.

Au cinquantième stade, on tomba sur le premier poste, le premier relais. Là, installés dans la gueule béante d’une caverne dentée de stalactites, un millier d’oms en accueillirent quinze mille.

Chacun se lava dans l’eau d’un torrent qui bouillonnait au fond de la grotte. Les médecins pansèrent des plaies, examinèrent les bébés un par un et accouchèrent quelques omes. On distribua des vivres et tout le monde s’endormit.

Les oms tombèrent dans un sommeil de brute, bercés par l’espoir. Encore neuf étapes, encore neuf haltes et l’on verrait la cité neuve!

L’Édile avait voulu donner l’exemple. Il avait marché comme les autres, en portant sa charge: deux lourdes ampoules de vaccin, matelassées d’un emballage de feuilles.

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Allongé sur un tas d’herbes sèches, il dormait comme une souche lorsqu’un grondement de moteurs ricocha sous la voûte en tonitruants échos.

Des phares trouèrent la pénombre, des voix excitées se croisèrent et Terr se trouva debout, les yeux mi-clos, avant de comprendre qu’un om lui avait mis la main sur l’épaule pour l’éveiller.

— Quoi… quoi? dit-il d’une voix molle.

— Édile, c’est une patrouille!

Terr se frotta les paupières.

— Une… oui, et alors?

Il s’aperçut qu’un autre om accompagnait le premier.

— Chef de patrouille 4! lança l’om. Nous escortions une relève de deux cents oms pour le poste 1. Il y a une heure, nous avons croisé un bossk. J’ai fait stopper les moteurs pour ne pas l’énerver. Il a quand même attaqué.

«Nous lui avons tiré dessus. Blessé, il a écrasé deux chars et brûlé les trois quarts des oms. Nous avons alors donné toute la vitesse possible et nous arrivons pour vous prévenir. Il nous suit à la trace et paraît savoir où il va. Je pense qu’il sera là dans un quart d’heure si nous ne l’arrêtons pas avant. Je demande l’appui de vingt chars pour retourner à sa rencontre.

— Prenez cinquante chars si vous voulez.

— Ça ne servirait pas à grand chose. La route est étroite et nous serions empêtrés les uns dans les autres.

— Bon, partez devant avec vos vingt chars. Je vous suis avec les autres, nous le contournerons.

Terr se tourna vers celui qui l’avait réveillé:

— Donnez-moi un om connaissant bien la région.

— Mais… moi, si vous voulez, Édile.

Des bébés braillaient un peu partout. Terr se dirigea vers l’orifice lumineux de la caverne donnant sur la jungle.

— Avec un bruit pareil, dit-il, le bossk ne peut pas se tromper de direction.

Il sortit et jeta un coup d’œil rapide à quelques oms étendus qui gémissaient pendant qu’on pansait leurs brûlures.

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